Lettre
de Jean-Claude Lefort, député honoraire, fils de
Manouche,
adressée au ministre de l’Intérieur le 1er
octobre 2013
Manuel, tu as déclaré, hier
soir, que la situation était très différente pour toi, relativement à celle des
Roms, car ta famille espagnole était venue en France pour fuir le franquisme.
Tu as été
naturalisé français en 1982. Franco est mort en 1975. Sept ans avant ta
naturalisation.
Quand tu es devenu Français, il n’y avait donc plus de
dictature en Espagne. Tu avais donc «vocation», selon tes mots, à retourner
dans ton pays de naissance, en Espagne. Tu ne l’as pas fait et je comprends
parfaitement, de même que je comprends totalement ton souhait de devenir
Français. Cela sans l’ombre d’un doute.
Tu
avais «vocation» à retourner à Barcelone, en Espagne où tu es né, pour reprendre tes propos qui
concernaient uniquement les Roms. Celui qui t’écrit, en ce moment, est un
Français d’origine manouche par son père. Mon père, Manouche et Français, est
allé en 1936 en Espagne pour combattre le franquisme, les armes à la main, dans
les Brigades internationales. Pour la liberté de ton pays de naissance, et donc
celle de ta famille. Il en est mort, Manuel. Des suites des blessures infligées
par les franquistes sur le front de la Jarama, en 1937. Je ne te demande aucun
remerciement, ni certainement pas la moindre compassion. Je la récuse par
avance . Je suis honoré en vérité qu’il ait fait ce choix, quand bien même il a
privé ma famille de sa présence alors que je n’avais que neuf ans et ma soeur,
seize.
La guerre
mondiale est venue. Et les camps nazis se sont aussi ouverts aux Tziganes. Tu
le sais. Mais un nombre énorme de Manouches, de Gitans et d’Espagnols se sont
engagés dans la Résistance sur le sol français. Ton père aurait pu en être. Il
en avait l’âge puisque il est né en 1923. Georges Séguy et d’autres sont entrés
en résistance à seize ans. Je ne lui reproche aucunement de ne pas l’avoir
fait, bien évidemment. Mais je te demande le respect absolu pour celles et
ceux qui se sont engagés dans la Résistance contre le franquisme, puis ensuite
contre le nazisme et le fascisme. Contre ceux qui avaient fait Guernica. Et
pourtant, à te suivre, ils avaient «vocation» à retourner ou à rester dans
leur pays d’origine, ces «étrangers, et nos frères pourtant...»
Manuel, «on» a accueilli la Roumanie et la Bulgarie dans
l’Union européenne alors que ces pays ne respectaient pas, et ne respectent
toujours pas, un des fondamentaux pour devenir ou être membre de l’Union
européenne : le respect des minorités nationales. Sensible à cette question
pour des raisons évidentes, je m’en étais fortement inquiété à l’époque. En
tant que député, je suis allé à Bruxelles, auprès de la Commission, pour
prouver et dire que ces pays ne respectaient pas cette clause fondamentale. On
m’a souri au nez, figure-toi.
Et
aujourd’hui, dans ces pays, la situation des Roms s’est encore aggravée. Pas
améliorée, je dis bien «aggravée». Et ils ont «vocation» à rester dans leurs
pays ou à y revenir? C’est donc, pour toi, une espèce humaine particulière
qui pourrait, elle, supporter les brimades, les discriminations et les
humiliations de toutes sortes? Ces pays d’origine ne sont pas des
dictatures, c’est certain. Mais ce ne sont pas des démocraties pleines et
entières pour autant. Alors toi, l’Espagnol devenu Français, tu ne comprends
pas? Fuir son pays, tu ne comprends pas? Toi, tu ne comprends pas que
personne n’a «vocation» à rester ou revenir dans son pays? Sauf si tu es
adepte de conceptions très spéciales, à savoir que ce qui vaudrait pour un
Roumain ne vaudrait pas pour un Espagnol. Tu sais pourtant que le mot «race» va
disparaître de nos lois. À juste titre, car il n’y a pas de races, juste une
espèce humaine. Et les Roms en sont.
La
fermeté doit s’exercer là où se trouvent les responsabilités. Pas sur de
pauvres individus qui n’en peuvent plus. Savoir accueillir et savoir faire
respecter nos lois ne sont pas deux concepts antagoniques. Mais quand on est de
gauche, on n’a pas la matraque en guise de coeur. C’est un Français d’origine
manouche qui t’écrit et qui écrit au Français de fraîche date que tu es. C’est
un fils de «brigadiste» qui se rappelle à toi. Souviens-t’en: «Celui qui
n’a pas de mémoire n’a pas d’avenir».
Pour
l’heure, Manuel, j’ai la nausée. Tes propos me font gerber, même pire. Nos
pères auraient donc faittout ça
pour rien ou pour «ça»? Ils sont morts pour la France, Manuel. Pour que vive la
France. Inclus «ces étrangers, et nos frères pourtant».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire