La pensée du
jardin pour en finir avec celle du grenier
La fabrique du XIXe siècle relookée XXe s’achève. La forme capitaliste française héritée du XIXe siècle finit. Et elle n’est pas la seule. La forme sociale également s’achève. La France est passée d’une société solide faite de corps puis de classes à une société fluide faite d’individus. La famille n’est plus une structure sociale définitive et hiérarchiséemais une association temporaire où chaque personne a des droits égaux sur l’ensemble. L’usine ne rassemble plus des travailleurs soumis aux mêmes conventions collectives mais les disperse dans le télétravail et les sépare au gré des contrats individualisés. La forme politique se termine pareillement. Le cadre étatique-national, le citoyen passif entre deux élections, l’absolutisme représentatif ne sont plus les principes assurant la légitimité du pouvoir.
Le régime représentatif est à bout
de souffle. Et pour aller au-delà de ce régime il «suffit» de faire entrer
les citoyens dans la sphère de production de la volonté générale, de
reconnaître l’espace public non comme le simple lieu de réception des lois votées
par les représentants mais comme un lieu où, par la délibération éclairée, se
produisent les règles de la vie commune. Vaste programme aurait dit le général ! Peut-être. Mais à la mesure, énorme, du chambardement des sociétés contemporaines. Tous les fondamentaux
du modèle de l’État-nation s’écroulent et, dans ce moment historique, les
hommes politiques bafouillent ou sont pris dans la pensée du grenier. À droite
comme à gauche, certains proposent de faire redémarrer la fabrique du national
en restaurant le franc, la blouse grise, l’État jacobin, l’ORTF, etc. D’autres
naviguent à vue, bricolent la machine étatique et masquent par de grands
discours sur les racines chrétiennes de la France une pratique opportuniste.
Tous bafouillent alors qu’ils devraient inventer, imaginer, oser la pensée du
jardin qui ouvre sur le temps présent. Où les demandes sont simples: droit de vivre dans un logement décent et un environnement propre; droit à une alimentation simple ; droit d’accès à des soins sûrs; droit à l’école; droit d’offrir aux enfants
quelques jours de vacances; droit de
se promener tranquillement, de raconter des histoires, de rencontrer des amis,
de faire la fête. Or, ces droits font défaut aux «petites gens», à tous ces travailleurs précaires, pauvres, intérimaires,
chômeurs, ces délocalisés, érémistes, mais aussi ces employés, étudiants en
galère, artisans, infirmières. Car ils ne sont pas visibles. Là est le problème
politique. Tant que la bourgeoisie a été invisible, elle a été sans droits. Tant
que les gens de peu resteront invisibles, ils n’auront pas de droits. Pour
qu’ils deviennent visibles, il faut une assemblée qui leur donne une voix dans
le débat politique. Comme l’a fait, en 1789, le Tiers état en inventant
l’Assemblée nationale, il faut inventer l’Assemblée sociale. Il ne servirait à
pas grand-chose d’allonger la liste des droits sociaux si n’était créée une
assemblée qui en soit l’instrument normatif. Ce n’est pas d’une Sixième
République dont la France a besoin qui donnerait un peu moins de pouvoir au
président, un peu plus au Parlement. C’est d’une démocratie continue qui
reconnaisse aux figures plurielles du citoyen la capacité permanente et donc
institutionnalisée d’intervenir dans la fabrication du bien commun.
Par
Dominique Rousseau, professeur à l’École de droit de la Sorbonne, Paris-I.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire